lundi 8 juin 2015

L'économie du partage est d'abord une économie des marchés

L'économie dite collaborative, aussi baptisée économie du partage, est devenue très tendance.
D'excellents esprits prédisent même que ces nouvelles pratiques, instillées simultanément par internet et la crise persistante, vont mettre à terre capitalisme et consumérisme.
La réalité, comme souvent, est plus complexe et plus prosaïque que les fantasmes. Je vous propose de l'examiner de plus près.

Le terme assez mal défini de "collaboratif" recouvre grosso modo trois domaines : la production de connaissances sous forme de "communs", les logiciels libres et le partage d'usages.

Wikipedia et sa galaxie de sites connexes ont popularisé ce que les anglophones nomment "commons".
Des bénévoles se réunissent en ligne et dans une apparente anarchie pour mettre au net - à tous les sens du terme - des informations auxquelles tout un chacun peut accéder librement.
Des myriades de forums et de wikis procèdent de même.
Ces pratiques ne sont pas nouvelles. Depuis, a minima, le dix-huitième siècle, les sociétés dites savantes fonctionnent sur les mêmes principes.
Toutefois, l'accroissement du temps libre pour tous et les technologies informatiques ont démocratisé la participation à de tels travaux et surtout leur diffusion.
Conséquence, le métier d'éditeur d'encyclopédies ou d'ouvrages spécialisés a reçu de sacrées décharges de plomb dans ses ailes.
À partir de la Révolution Industrielle, voire de la Renaissance, petit à petit, l'économique a grignoté le champ d'action du bénévolat et de la charité. Les "communs" semblent, pour la première fois, renvoyer le balancier en sens inverse.

C'est toutefois, à ce jour, le seul cas avéré.
Les logiciels libres, une fois débarrassés de la mousse idéologique qui les entourent, appartiennent nettement à l'économie traditionnelle.
Si quelques bénévoles participent à leur développement, le gros du travail est abattu par des professionnels dûment rémunérés en monnaies nettement plus trébuchantes que le bitcoin.
Les entreprises qui subventionnent, directement ou indirectement, ces programmes mis à la disposition de la communauté le font d'abord par intérêt : popularisation d'une technologie, assurance de recruter aisément des personnes maîtrisant ces outils, valorisation de l'image de la société, diminution des coûts de R&D et même - bien que ce soit très vilain - dumping déguisé pour peser sur des compétiteurs vendant un produit similaire.
Parallèlement, les programmeurs qui participent gratuitement à la création d'un logiciel libre le font aussi par intérêt, que ce soit pour améliorer leur CV, pour manipuler à peu de frais des techniques de pointe ou pour éprouver l'incomparable plaisir de participer à la diminution du revenu des actionnaires de géants informatiques.
Faire cadeau d'une prestation ou d'un bien pour entraîner une vente et mettre en commun des coûts entre plusieurs entreprises est aussi ancestral que le commerce et l'industrie.

Le partage d'usages, qui croît à vive allure, est véritablement du capitalisme à l'état chimiquement pur.
Le principe fondateur du capitalisme consiste à maximiser la rentabilité des capitaux nécessaires à un business, soit par augmentation de leur rendement - par exemple en faisant fonctionner des machines plus longtemps grâce au travail en équipe - ou bien encore en réduisant leur besoin - via des changements technologiques mais aussi par des co-investissements.
Les nouveaux services permettant de "partager" son logement (Airbnb), sa voiture (Blabla Car, Uber, Ouicar, Drivy), sa machine à laver (La machine du voisin), sa place de parking (Zenpark) et que sais-je encore réussissent l'exploit d'utiliser les deux leviers basiques du capitalisme.
Ainsi, l'heureux possesseur d'une voiture éponge une partie de son investissement automobile par les oboles versées par ses covoitureurs. En retour, ceux-ci bénéficient de la plupart des avantages de la possession d'un véhicule sans avoir bourse délié.
L'informatique et surtout les télécommunications ont rendu possible l'avènement de marchés très peu coûteux et très efficaces pour des prestations, par essence, fragmentées et locales.
Avant internet, dégotter une voiture reliant la capitale des Alpes à celle des Gaules, un dimanche vers 17H45, relevait de la chance ou de l'exploit olympique. En effet, les deux seuls moyens de faire se rencontrer une offre de déplacement avec une demande étaient soit son propre réseau de relations personnelles, soit les petites annonces chez les commerçants.
Aujourd'hui, sur des places de marché électroniques, en quelques clics et pour une somme modique, chauffeurs et passagers font automatiquement connaissance puis s'accordent.
Autrefois, les criées étaient réservées au négoce de marchandises, de biens ou de prestations homogènes et interchangeables, concentrés en un lieu défini, à un moment précis.
Désormais, dans le sillage d'eBay fondé en 1995, de multiples marchés virtuels et transnationaux émergent. Tout, absolument tout, ce qui peut faire l'objet d'une transaction s'y s'échange, en monnaies réelles, virtuelles et même en troc, de jour comme de nuit, sans même avoir besoin de s'égosiller.

Que cela nous plaise ou pas, force est de constater que le capitalisme b.... encore !

Collaborativement votre

Références et compléments
- Voir aussi la chronique "N'en déplaise à Jeremy Rifkin, internet n'éclipse pas le capitalisme".
- Christine et Jean, grâce à leur excellent dîner et à leurs affables convives, ont semé, sans s'en douter, la graine de cette chronique.
- Rami m'a fourni l'horaire du covoiturage.