vendredi 7 août 2015

La troisième révolution industrielle va-t-elle créer des emplois ?

Comment, à l'instar des taxis ou des libraires, ne pas être inquiet des mutations générées par internet et ses comparses ?
Des "barbares" - c'est à dire quelque poignées d'informaticiens, marketeurs et investisseurs - réussissent à mettre à mal des métiers ancestraux.
Les intermédiaires et les professions régulées se voient, du jour au lendemain, exposés à une compétition farouche, pour le plus grand plaisir de leurs bientôt ex-clients, mais aussi pour la plus grande crainte de leurs salariés.
Allons-nous pouvoir, individuellement et collectivement, sortir notre épingle du jeu devient une question lancinante.
Je vous propose d'examiner ensemble quelques éléments de réponse.

Les révolutions industrielles ont jusqu'ici carburé au mélange

Le moteur des deux précédentes révolutions industrielles - celle de la vapeur et de l'acier, puis celle de l'automobile et de l'électricité - a été l'alliance du capital et du travail.
Mines, usines et transports ont nécessité simultanément des investissements gigantesques et de très nombreux ouvriers.

L'amélioration des rendements agricoles a été le déclencheur de ce mouvement.
Les  propriétaires fonciers ont obtenu les moyens de devenir industriels.
Dans le même temps, les travaux des champs ont fait appel à moins de bras qui ont fini, non sans mal, par être employés dans les nouvelles activités.

Internet réussirait à se passer du travail

D'après certains analystes, la révolution d'internet diffère de ses devancières.
Elle aurait besoin uniquement de capital - et encore en quantité nettement plus modérée que l'industrie traditionnelle - et de fort peu de travail.

Uber et Airbnb en seraient les exemples les plus flagrants : à peine quelques milliers d'employés, une activité mondiale, un chiffre d'affaire en croissance exponentielle, une valeur boursière démesurée et la vampirisation de pans entiers de l'économie (dans nos deux exemples, respectivement le transport de personnes et l'hôtellerie).

Pour les tenants de cette école de pensée, internet apporte une immense productivité mais peu de véritables nouveautés.
Selon eux, avec les logiciels et les smartphones, nous ferions sensiblement les mêmes choses que dans les années 1970, mais avec moins d'investissement et surtout nettement moins de travail.

Cette vision conservatrice et pessimiste de la "nouvelle économie" suggère des destructions massives d'emplois ainsi qu'une polarisation croissante de la société entre, d'une part, des élites minoritaires, ultra-formées, riches et cosmopolites et, d'autre part, une majorité sérieusement déclassée.

Chauffeur Uber serait donc un loisir ?

Il est exact que les maisons-mères Uber et Airbnb ont très peu de personnel direct et font - a minima jusqu'au prochain krach - le bonheur sonnant et trébuchant de capitalistes aventureux.

Toutefois, leur succès repose sur des centaines de milliers de chauffeurs et de logeurs qui proposent leurs services - c'est à dire, pour l'essentiel, du bon vieux travail traditionnel - grâce à ces plateformes.

L'alliance du capital et du travail a bien lieu actuellement, comme au dix-neuvième siècle.
On y retrouve d'ailleurs des effets pervers de monopole et de subordination caractéristiques des bouleversements économiques.
Le mineur journalier de Germinal dépendait de sa "compagnie" à peu près autant que le chauffeur auto-entrepreneur d'aujourd'hui est lié à Uber.

Les luttes sociales et politiques ont, petit à petit et souvent dans la douleur, atténués les déséquilibres délétères issus des premières révolutions industrielles par des législations toujours en vigueur.
Malheureusement, les transformations actuelles les rendent de plus en plus inopérantes.

Internet est profondément disruptif

Les débuts du chemin de fer ont été accueillis par une vague d'hostilité et de scepticisme.
Beaucoup de personnes - le nez sur le guidon ou plutôt sur le tender - ne comprenaient ni l'intérêt, ni le potentiel de transformation de cette innovation radicale.

Ne voir uniquement que de la productivité dans la troisième révolution industrielle procède du même type de biais. C'est ignorer les ruptures en devenir.

Accéder à toute l'information du monde en quelques clics et accroître continûment la quantité de données disponibles ne peut être sans conséquences structurelles.
Le regretté Gutemberg a fait beaucoup plus que doper l'efficacité des moines copistes ...

Le gisement d'emplois est immense

Envisager les mutations en cours comme de nature relativement similaire aux précédentes est encourageant vis à vis du volume d'emplois.

Les besoins et envies actuellement non satisfaits sont gigantesques.
Certains anglo-saxons les ont regroupé sous le terme générique de "care" (littéralement prendre soin) : éducation, santé, sécurité, divertissement, socialisation ...

Comme l'agriculture au dix-neuvième siècle, les gains de productivité procurés par internet permettront de financer une bonne part de ces nouveaux jobs.

Quel degré d'inégalité souhaitons-nous ?

Si ces améliorations de productivité sont entièrement recyclées au sein de circuits privés - pour faire simple "à l'américaine" - les transformations se feront très rapidement mais les inégalités sociales grandiront.

Si, à l'inverse, une partie d'entre elles, via l'impôt, est redistribuée par la puissance publique - "à la rhénane" pourrait-on dire - l'égalité pourrait être mieux assurée.
Toutefois cela suppose que le lobbying format ligne Maginot des professions menacées ne préempte ou ne grippe le système politique. Si cela survenait, nous obtiendrions les inconvénients des deux systèmes et aucun avantage.
En France, le récent et difficile parcours parlementaire de la timide loi dite Macron n'augure rien de bon sur ce point.

Nos choix collectifs seront sociaux

Demain, comme hier, le modèle social que nous souhaitons restera la question prédominante.
C'est moins la quantité que la qualité des emplois futurs ainsi que la protection sociale qui y sera associée qui devraient nous préoccuper.

Mutationnellement votre

Références et compléments
Voir aussi sur des thèmes voisins, les chroniques :
Le déclic de cette chronique est venu d'un épisode diffusé en juillet 2015 de l'émission de radio de France Culture "l'esprit public" dont l'invité principal était l'économiste Daniel Cohen.
Merci aussi à Jean qui me pousse depuis de longs mois à écrire ce billet.

Pour comprendre de l'intérieur comment fonctionnent les "barbares", je recommande le blog anglophone de Tomasz Tunguz "venture capitalist" (traduit littéralement dans la chronique par capitaliste aventureux) dans la Silicon Valley.