mardi 13 novembre 2012

Sommes-nous des web-justiciers ?

J'ai récemment visionné une courte vidéo où, sur un chantier de construction, un homme très en colère agonit d'injures, dans un anglais de caserne, les ouvriers présents. Les propos ont un net caractère raciste et le successeur du Capitaine Haddock finit par s'emparer d'une plaque de tôle ondulée qu'il lance en direction de la personne qui le filme.
Le site des Observateurs de France 24 qui rapporte cette vidéo, en plus de fournir une traduction française des invectives, indique que la scène a eu lieu fin octobre à Singapour et que son héros est le prototype du sale con : un expatrié français plein aux as, trader de haut vol dans une banque anglo-saxonne d'envergure internationale.
Le chantier aurait troublé la quiétude matutinale de la maison familiale de mon vociférant compatriote.
L'article se termine par la mention que la banque, citée sur internet, a licencié illico presto le golden boy gaulois.

Spontanément, en découvrant ce film, j'ai pris fait et cause en faveur des ouvriers qui ont filmé les saillies du trader. La lecture de l'article a renforcé cette opinion qui s'est transformé en exultation quand j'ai appris que l'arroseur avait terminé arrosé. Je me suis aussitôt empressé de poster un lien vers le billet de France 24 sur plusieurs réseaux sociaux.

Toutefois, quelques temps après, j'ai été pris d'un sentiment de malaise.
Qu'avais-je vraiment vu ? Une scène assez banale de la vie quotidienne où une personne très énervée en insulte d'autres dans un registre, hélas, raciste.
Que savais-je de vraiment fiable du contexte et des personnes en présence ? Pas grand chose !

En fouillant sur internet, j'ai retrouvé le site où cette vidéo a été initialement mise en ligne. Il s'agit d'un média singapourien très racoleur auquel tout un chacun peut envoyer des films scandaleux ou salaces. Environ un article sur six de ce site propose un contenu relevant le comportement "inapproprié" des étrangers à Singapour.
Le court texte qui accompagne la vidéo du trader a été écrit par le chef de chantier qui, dès la seconde phrase, souligne - peut-être pour faciliter le décryptage des images par les daltoniens - que le héros hurleur est un blanc.

Je n'ai pas réussi à trouver d'éléments rapportés par des personnes tierces sur les évènements avant et après les soixante secondes qui ont été filmées.
Il est donc possible que notre ami le trader soit véritablement un sale con raciste ayant agressé verbalement des ouvriers faisant normalement leur travail.
Mais, il est tout aussi plausible que le personnel du chantier ait provoqué, sciemment ou pas, l'expatrié français déclenchant ainsi un pétage de plomb dans les règles de l'art !

Internet, en nous amenant sur un plateau des images et des informations fortes faisant appel à nos émotions, tend à faire sauter nos digues.
Les injures racistes d'un surexcité sont choquantes. Toutefois, les livrer en pature sur le web sans aucune contre-vérification expose leur auteur à la vindicte publique sans qu'il puisse se défendre.
L'employeur du trader, très soucieux de son image, a choisi de se débarrasser du boulet de manière expéditive et l'a fait savoir dans la presse économique par le biais de commentaires courageusement anonymes.

Un justicier sommeille en chacun de nous.
Quelques images, quelques larmes ou un peu d'adrénaline suffisent à le réveiller et à nous faire jeter aux orties les principes de présomption d'innocence et de droit à une défense équitable.
Tel la langue d'Esope, internet est la meilleure et la pire des choses ...

Zorroiquement votre

La vidéo objet de cette chronique.
Oreilles sensibles et adversaires du mot anglais en F****** s'abstenir.

Références et compléments