lundi 25 février 2013

Un monde sans droits d'auteur, ni brevets est possible

La propriété intellectuelle, c'est le vol !
Daniel Cohen (d'après P.J. Proudhon)
La protection apportée aux créateurs par les droits de propriété intellectuelle craque de toutes parts.
La profusion de téléchargements prétendument illégaux sur internet, mais aussi le succès des médicaments génériques ou la multiplication des contrefaçons en tous genres n'en sont que les exemples les plus flagrants.

Ce superbe système, né dans l'Italie de la Renaissance et développé avec la Révolution Industrielle, est à bout de souffle car les moyens de copie sont devenus simples et bon marché.
Données et informations sont presque totalement dématérialisées ce qui rend leur duplication quasi-gratuite.
Mais même, dans le monde physique, les moyens d'analyse et de reproduction sont sans cesse plus performants. Ainsi, le coût des imprimantes 3D s'écroule. Investissement industriel onéreux dans les années 1980, une machine à contretyper des objets en plastique ou en métal ne vaut plus que quelques milliers d'euros l'unité.

Face à cette déferlante, plutôt que de tenter de vaines opérations de colmatage, les acteurs et entreprises concernés devraient délibérément se projeter dans un monde sans aucun brevet, ni droit d'auteur, ni marque déposée où chacun pourra, impunément, copier ce que bon lui semble !
Une partie du secteur informatique a su saisir la balle au bond et créer des business rentables autour du logiciel libre.
A l'inverse, l'édition musicale ou littéraire refuse de voir cette réalité en face et s'empêche de faire évoluer son modèle entré en dégénérescence.

Imaginons ensemble quatre pistes permettant d'innover et de prospérer lorsque, dans un futur très proche, la propriété industrielle et artistique aura définitivement disparu.

Première piste : baisser les prix
Même si les opérations de reproduction deviennent de plus en plus faciles, elles ne seront jamais totalement gratuites en temps et en argent. Personne de rationnel ne prendra la peine de copier quelque chose qu'il est aisé et peu onéreux d'acquérir.
Cette méthode recèle une contrainte digne de Monsieur de la Palice : pour vendre durablement bon marché, il est impératif de produire très peu cher. Autrement dit, pour éviter que vos fidèles cassent trop vos marges, vous devez avoir des coûts bas !
Pour réussir ce tour de force, des méthodes de production très innovantes par leur économie de moyens et des circuits de distribution courts et frugaux sont indispensables.
Un avis de tempête plane donc au dessus de la tête des intermédiaires traditionnels. Grossistes et éditeurs ont du mouron à se faire. Demain, les écrivains ou les musiciens qui sauront s'auto-éditer ou s'auto-produire disposeront d'un avantage compétitif décisif sur leurs confrères devant rémunérer coachs et imprésarios.

Seconde piste : (re)créer des exclusivités appréciées
Une fois encore, Monsieur de La Palice nous indique la marche à suivre. Pour ne pas être copié, il suffit de se débrouiller pour que chaque production soit originale.
Le meilleur exemple que je connaisse est celui des tableaux "noirs" du peintre Pierre Soulages. Cet artiste a éclos vers 1950 au moment où la photographie et l'impression en couleur s'amélioraient nettement en qualité et en coût. En jouant avec la texture et le relief de sa peinture monochrome, Soulages a su créer un style strictement impossible à reproduire. Pour apprécier ses œuvres, il est nécessaire se trouver physiquement devant elles. De la peinture-théâtre en quelque sorte.
L'éphémère est une façon ancestrale d'obtenir de l'exclusivité.
Le sport professionnel est désormais l'industrie de divertissement la plus florissante et n'a aucun souci de piraterie. Chaque compétition est unique et le suspens vis à vis du résultat fait partie intégrante du spectacle. Regarder un match en différé en connaissant le résultat n'a pas le même charme que de le suivre en direct. Les vidéos de meilleurs buts, abondantes sur internet, ne posent aucun problème aux producteurs sportifs, leur fonction principale est de servir de bande-annonce pour les rencontres à venir.
La diffusion numérique de musiques et de films étant devenue, de facto, totalement gratuite, chanteurs et acteurs vont devoir monter beaucoup plus fréquemment sur scène où le spectacle de chaque soir est, par essence, différent de celui de la veille. Cela leur permettra de gagner leur vie et celle de leurs assistants mais aussi de financer leurs enregistrements qui resteront clef pour leur notoriété. Dans un avenir très proche, au lieu que les musiciens soient produits par les maisons de disque, ce sont eux qui décideront de rémunérer les services de support dont ils estimeront avoir besoin.
De même, le genre littéraire du feuilleton pourrait bien connaître une seconde jeunesse. Les auteurs distilleront, chaque jour, à des fans ayant payé pour une "avant-première", quelques paragraphes de leur dernier opus.
Personnaliser le produit pour chacun des clients est une autre manière de s'assurer une exclusivité. Là encore, seuls des moyens de productions et de circuits de distribution très agiles permettront ce tour de force.
Demain ou après-demain, au lieu de commander une "deux cent quelque chose" à Peugeot, je m'adresserai à l'usine de Sochaux pour obtenir une petite berline avec autant de places que de portes et qui possédera un arrière de Lada afin que je passe pour un type de gauche sur le parking du boulot et une calandre de BMW mâtinée de Mercedes pour faire enrager mes voisins. Il est peu probable que cette merveilleuse création attire envieux et copieurs. Les fabrications du Doubs auront d'autant plus de clients qu'elles seront capables de proposer des cocktails automobiles très variés. Bien entendu, dans le même temps, d'autres personnes préféreront une voiture générique à prix très bas.
Toutefois, être exclusif n'entraîne pas automatiquement le succès. Par exemple, en France, les compétitions de cricket rassemblent nettement moins de téléspectateurs que les matchs de football. En Inde, c'est nettement l'inverse. Dans les deux cas, l'immédiateté et le suspens sont identiques mais les goûts diffèrent entre Grenoble et Bangalore. S'adapter aux besoins et envies des clients potentiels est et restera le moteur du commerce.
Bientôt, l'image, reproductible à l'envi, ne permettra plus la différentiation et l'attractivité qu'elle assure aujourd'hui. Imprimer une virgule ou trois bandes sur un T-shirt sera bientôt inutile pour pousser prix et ventes vers le haut puisque chacun pourra le faire sans risque. Les arguments de vente devront se focaliser de plus en plus sur l'usage et l'expérience des clients.

Troisième piste : se recommander de tiers de confiance
Les marques se sont développées parallèlement à l'avènement de la consommation de masse car leur fonction est, en théorie, de garantir les caractéristiques que les clients ne peuvent facilement vérifier par eux-même.
Par exemple, je choisis pour la voiture évoquée ci-dessus des pneumatiques ornés d'une figurine obèse au nom latin car je suis persuadé, à tort ou à raison, qu'ils assurent un meilleur freinage d'urgence. Je n'ai à ma disposition aucun moyen pratique de tester cette prouesse et, en l'absence d'accident grave, rien ne vient contredire ma conviction.
Si les marques ne peuvent plus être déposées, des alternatives devront attester les performances essentielles, notamment la sécurité, des produits qui nous tiennent à cœur.
Ce besoin émerge déjà. En effet, comment, aujourd'hui, croire les promesses de marques qui confondent bœuf et cheval, qui font appel à une cascade de sous-traitance ou dont les génériques sont vendus bien meilleur marché ?
Traçabilité et certifications effectués par des tiers de confiance, comme AFNOR ou Veritas, jalonnent et jalonneront de plus en plus de fabrications, grignotant ainsi, petit à petit, une valeur ajoutée jusqu'alors dévolue aux titulaires des droits de propriété intellectuelle.
Malheureusement, ces contrôles sont matérialisés la plupart du temps par une marque spéciale. Comment procéder lorsque tous les logo deviendront recopiables ?
Le problème est en fait déjà résolu. Les opérateurs de réseaux d'électricité, de télécommunications et de banque savent parfaitement adresser leur prestations. Hélas cent fois, je reçois tout aussi rarement sur mon compte en banque le salaire d'un de mes collègues que dans ma boîte mail des mots d'amour ne m'étant pas destinés.
Ces entreprises de réseaux sont donc parfaitement armées pour devenir les tiers de confiance d'un monde sans marques déposées. Elles pisteront les productions et elles nous expédieront de façon certaine les résultats de leurs suivis.
Il donc est probable que, pas à pas, l'adresse remplacera la marque.
L'héraldique, très vieille pratique de la noblesse consistant à nommer une "maison" par son lieu d'origine, pourrait bien connaître une seconde jeunesse, sous une forme plus commerciale et électronique, une e-héraldique 2.0 !

Quatrième piste : faire appel à des sponsors
A l'époque où l'héraldique était reine, c'est à dire grosso modo jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, des œuvres impérissables ont vu le jour malgré un marché de l'art presque inexistant.
Mozart et Mansard ont pu exercer leurs talents grâce à des soutiens royaux. De même, vu le temps nécessaire pour orner des grottes, la pitance des peintres de Lascaux était probablement assurée par des chasseurs aux dons picturaux moins développés.
Le sponsoring est à peu près aussi ancien que la création. Il n'y a aucune raison que l'abolition de la propriété intellectuelle modifie cette pratique ancestrale.
Mieux même, internet la rend même accessible au plus grand nombre. Des plateformes dites de crowd-funding (financement par la foule) permettent à chacun de donner ou d'investir quelques euros dans les projets les plus divers.

Demain, l'adresse au lieu de la marque, les flux plutôt que les stocks !
Les perspectives, non limitatives, que je viens de brosser montrent que la fin inéluctable des brevets, droits d'auteur et marques n'en est rien la catastrophe annoncée par les tenants de l'ordre séculaire.
Bien entendu, de formidables bouleversements sont en marche et vont mettre à bas beaucoup de situations établies.
Les droits de propriété intellectuelle fournissent à leurs titulaires une rente sur de nombreuses années. La légalisation de la copie va supprimer ce privilège. Les stocks de créations ou d'innovations auront de moins en moins de valeur. Celle-ci sera en grande partie transférée à de nouveaux intermédiaires capables de gérer, d'agréger et d'enrichir en temps réel des flux d'informations, sans cesse plus nombreux.
Il y de l'avenir dans le futur !

Libriquement votre

Références et compléments
Cette chronique, sous une forme légèrement remaniée, fait désormais partie du recueil disponible en ligne "Humeurs Économiques".

- Mes remerciements à Jean, Jean-Claude, Jean-Philippe et au twittonaute @lamericaprod pour les échanges m'ayant permis d'affiner cette chronique.
- Les lecteurs soucieux de se documenter sur les mystères du cricket et de ses règles trouveront bénéfice à relire la chronique indienne "six fois six trente-sept !"