mardi 14 mai 2013

Le Guggenheim de Bilbao, musée du paradoxe

Le musée Guggenheim est aussi peu contournable à Bilbao que la fête de la bière à Munich ou le téléphérique de la Bastille à Grenoble.
Néanmoins, cet emblème de l'art moderne n'est pas avare de contradictions.

Au rez de chaussée, trône une composition monumentale de Richard Serra, baptisée la "matière du temps".
Huit groupes de plaques d'acier incurvées, d'environ 4 mètres de haut et 15 centimètres d'épaisseur, s'étalent dans une immense galerie du plus de 100 mètres de long. Le tout, d'après des sources généralement bien informées, pèse plusieurs centaines de tonnes.
Les visiteurs déambulent à l'intérieur des boyaux assez sombres que forment les espaces entre les pans de tôle copieusement rouillés.
La robustesse du système est telle que chacun, au mépris d'une tradition muséographique pourtant bien établie, peut en profiter pour toucher du fer à satiété.

Richard Serra a produit une œuvre qui, par ses caractéristiques hors normes, est rigoureusement non copiable, à l'instar des tableaux "noirs" du peintre Pierre Soulage évoqués dans une chronique précédente.
Cette sculpture est trop grande pour être embrassée d'un seul regard. Les photos officielles ou la maquette exposée dans une salle annexe montrent la composition de dessus, point de vue dont le visiteur ne peut bénéficier. Ces représentations expliquent la technique plus qu'elles ne transmettent l'émotion de l'œuvre.
De surcroît, l'impression ressentie au sein de la "matière du temps" est difficilement capturable par un objectif comme le montre le cliché ci-dessous.
Au coeur de la "matière du temps" de Richard Serra
Musée Guggenheim de Bilbao
Pourtant l'administration du Guggenheim, s'alignant sur la pratique des grands musées mondiaux, interdit de prendre des photos lors de la visite.
Ce temple du modernisme pourchasse les preneurs d'images numériques alors qu'il expose des artistes s'étant délibérément situés au delà des possibilités de reproduction et de duplication !
Apparemment, tout groupement humain - même d'avant-garde - dès qu'il s'institutionnalise tend à devenir conservateur. C'est d'ailleurs ainsi qu'on nomme managers des musées.

La sculpture de Richard Serra est implantée dans un espace plaisamment baptisé galerie Mittal. Cette sympathique entreprise multinationale a en effet eu l’extrême gentillesse de financer l'œuvre à la gloire de la sidérurgie.
Dans le même temps, à une dizaine de kilomètres, la grande usine Mittal agonise lentement mais surement !
Son dernier haut-fourneau est en cours de démontage. Il ne deviendra même pas un vestige du patrimoine industriel basque.

Dans la même veine, au second étage du Guggenheim, l'exposition "l'art en guerre" sur les artistes présents en France entre 1938 et 1947 est sponsorisée par la banque basque BBVA.
Durant la décennie 2000, cet établissement de crédit, comme la plupart de ses confrères ibériques, a prêté à tours de bras à n'importe qui pour financer n'importe quoi, creusant ainsi le trou dans lequel l'Espagne et l'Europe sombrent !

J'adore l'art et les musées. Aussi j'apprécie quand de généreux donateurs contribuent gracieusement à leur fonctionnement.
Toutefois, ne vaudrait-il pas mieux - sur le plan de l'efficacité économique mais surtout de la morale - que Mittal privilégie d'abord ses salariés et BBVA ses clients surendettés ?

Muséo-paradoxalement votre

Références et compléments
- Voir aussi les chroniques "un monde sans droits d'auteur, ni brevets, ni marques" et "la crise vue de Bilbao". Dans cette dernière, j'épinglais déjà Mittal et la banque BBVA.
- J'ai pris la photo ci-dessus avec mon téléphone la semaine dernière au mépris de la réglementation stupide du musée Guggenheim. Je n'aurais probablement jamais effectué ce cliché s'il avait été possible de photographier normalement sans encourir les foudres des vigiles.
- Pages consacrées à la "matière du temps" de Richard Serra et à l'exposition "l'art en guerre" sur le site du musée Guggenheim de Bilbao. Ces pages comportent des photos plus explicatives que mon cliché volé.