jeudi 1 août 2013

Tout savoir (ou presque) sur l'économie chancelante de la Tunisie

Je n'ai pas le cœur à commenter de nouveau la succession d'événements tragiques en Tunisie. Pour connaître mes sentiments sur le massacre de soldats dans le centre du pays, il est tristement suffisant de reprendre ma chronique consacrée au récent meurtre de Mohamed Brahmi et de remplacer son nom par celui des militaires sacrifiés. 

La révolution du 14 janvier 2011 est née de l'accumulation de problèmes sociaux, économiques et sociétaux :  chômage massif, disparités régionales criantes, inégalités fortes et jeunesse connectée au monde mais peinant à trouver sa place dans une société bloquée ...
Pourtant, Ennadha, le parti islamiste au pouvoir depuis les élections de fin 2011, ses deux alliés et ses zélateurs ont systématiquement joué des aspects moraux, religieux et, désormais hélas, sécuritaires plutôt que d'aborder ces difficiles sujets.

Une façon de résister au sectarisme est de ne pas se laisser imposer le choix des questions importantes. Aussi, je vais tenter, à ma façon, d'évoquer l'économie tunisienne afin d'apporter ma modeste pierre à un débat démocratique qui n'a malheureusement pas débuté.

Les presque 11 millions de tunisiens devraient produire cette année 2013 un total de 75 milliards de dinars, 34 milliards d'euros au cours du jour.
Cela représente chaque mois 580 dinars, 260 € par personne.
Cette valeur est 10 fois plus faible que pour les français.
Grosso modo, la Tunisie possède, aujourd'hui, le niveau de vie et de développement de la France au moment de l'indépendance au milieu des années 1950.

Seulement un gros tiers des tunisiens, 4 millions de personnes, se considère comme actif, c'est à dire ayant un emploi ou en recherchant un. La valeur française avoisine le double de celle de la Tunisie.
Cette différence est surtout due à la faible participation des femmes au travail non domestique. Un quart des travailleurs tunisiens sont des femmes, alors qu'en France la parité est presque atteinte.
Ces chiffres méritent toutefois d'être fortement nuancés par l'existence d'un gigantesque secteur dit "informel", euphémisme technocratique pour travail au black. Commerces et artisanats non déclarés sont légion et non dissimulés. Ils sont le symptôme de la frénétique capacité d'entreprendre des tunisiens mais aussi, hélas, d'un marché du travail officiel bouché.

Le chômage en Tunisie est stratosphérique.
Un actif sur six, 650 000 personnes, est sans travail déclaré, au lieu de un sur dix en France.
Le système éducatif qui est pourtant une des réussites tunisiennes, est devenu une fabrique efficace de sans-emplois. Plus du tiers des chômeurs recensés, 230 000 jeunes, sont des diplômés de l'enseignement supérieur.

La quasi-fermeture des pays européens à l'immigration a supprimé une importante soupape. Désormais, malgré les traversées clandestines en barque vers les îles italiennes, 30 000 tunisiens, 0.3% de la population, quittent leur pays annuellement.
Les temps ont bien changé, désormais, les français s'expatrient deux fois plus que les tunisiens.

Les salaires sont notablement plus faibles en Tunisie qu'en Europe.
Ainsi, le SMIC atteint à peine 1.5 dinars, 0.7 € par heure, soit environ 270 dinars, 120 € par mois, huit fois moins qu'en France.
Autre exemple, ma très militaire coupe de cheveux me coûte 2 dinars, 0.9 € à Kelibia, contre 44 dinars, 20 € à Grenoble.
Ces rémunérations réduites permettent à la Tunisie d'attirer, à deux pas de l'Europe, des industries intensives en main d'œuvre : textile, assemblage mécanique ou électronique, centres d'appel. Cela rend aussi le tourisme compétitif.
Malheureusement, dans ces secteurs à faible valeur ajoutée, la concurrence internationale est rude. De surcroît, vouloir employer des diplômés du supérieur dans des industries de main d'œuvre est un formidable gâchis.

La crise internationale, débutée en 2008, a sérieusement secoué la croissance tunisienne. Jusqu'à cette date, la production et le niveau de vie augmentaient de 6% à 8% par an. Mais la fin du règne de Ben Ali a vu ce chiffre chuter de moitié.
L'année 2011, avec la révolution puis la guerre civile en Lybie, s'est soldée par un recul de 1%. La richesse disponible s'est alors amenuisée de 5 dinars, 2 € mensuels par tunisien.
Depuis, en grande partie grâce à l'auto-organisation et à l'ingéniosité de la population, la machine est un peu repartie : +2.5% en 2012, probablement autour de +3.5% en 2013 soit 35 dinars, 16 € de beurre dans les épinards, pardon dans la chorba, chaque mois pour les tunisiens.
Toutefois, le double de ce taux serait sensiblement nécessaire pour que les problèmes socio-économiques commencent, petit à petit, à s'estomper.

L'état tunisien, comparé à ceux des social-démocraties européennes, est un chef d'œuvre de frugalité. Le système public ne prélève qu'un quart de la richesse produite par les tunisiens, la moitié du taux français, un peu moins de 20 milliards de dinars, 9 milliards d'euros en 2013. Une somme mensuelle par tunisien de 155 dinars, 70 €.
Les gouvernements post-révolutionnaires n'ont pratiquement pas fait évoluer la pression fiscale et sociale. Le taux global de prélèvements est resté presque inchangé. En quelque sorte, les recettes de Ben Ali sont devenues celles de Beji Caïd Essebsi puis de Ennadha.

Par contre, depuis le 14 janvier 2011, les dépenses publiques se sont envolées.
De 2010 à 2013, elles auront augmenté d'une bonne moitié, passant de 120 dinars, 55 € mensuels par tunisien à 185 dinars, 85 €.
Les dépenses de fonctionnement, à commencer par la rémunération d'agents étatiques, sont la cause principale de cet emballement.
Les investissements publics, un cinquième du budget, 35 dinars mensuels par habitant, ont cru deux fois plus doucement.

La conséquence de ces politiques dépensières est une explosion du déficit public qui s'est multiplié par 7 depuis la révolution.
Grâce à Beji Caïd Essebsi puis à Ennadha, à chaque fois que l'état tunisien reçoit 4 dinars, il en dépense 5. Le système public français, pourtant loin d'être un modèle, est deux fois plus rigoureux.
Résultat : tous les mois, 30 dinars, 14 € supplémentaires de dette sont gagés sur la tête de chaque tunisien.

Cette fuite en avant dans la dépense, soit disant keynésienne et en pratique clientéliste, n'a pas porté les fruits attendus par ses promoteurs. La croissance est atone et les inégalités ne se résorbent pas.
Plusieurs pistes sont pourtant envisageables pour donner un coup de turbo au moteur tunisien.
Certaines, d'inspiration libérale, cherchent plus de croissance en limitant la bureaucratie, en défiscalisant l'investissement et en limitant les charges sociales via une TVA digne de ce nom.
D'autres, d'orientation plus sociale, visent à taxer plus les classes moyennes pour créer des transferts vers les plus pauvres et les régions en déshérence.
Enfin, une réorientation d'une partie des dépenses étatiques au profit d'infrastructures pourrait donner un coup de fouet doublement efficace.

Définir quels changements sont souhaitables, imaginer leurs modalités et réussir leur mise en œuvre, sont les questions essentielles qui devraient saturer le débat public en Tunisie.

No pasaran !

Plus que jamais tunisiquement votre

Références et compléments
- Ma précédente chronique tunisienne "Triste bégaiement" sur l'assassinat du député Mohamed Brahmi.
- Mes autres chroniques économiques.
- Les chiffres présentés dans ce billet proviennent tous de sources officielles publiques tunisiennes : ministère des finances, banque centrale, institut national de la statistique.
Les valeurs ont été volontairement arrondies afin de faciliter la compréhension et la lisibilité. J'ai utilisé le cours de 2.2 dinars par euro pour les conversons monétaires.
- A toutes fins utiles, je rappelle que les milliards évoqués dans cette chroniques sont des sommes en dinars, pas en millimes !
- Pour être tout à fait précis, le SMIC tunisien s'appelle officiellement SMIG. En France, le minima salarial est "de croissance" alors qu'en Tunisie il se contente d'être "garanti".
- J'invite Taoufik Z. à venir profiter d'une coupe de cheveux kélibienne pour me faire pardonner d'avoir à nouveau abusé de la contribution économique de mes coiffeurs.