lundi 15 avril 2013

J'ai tué la librairie Arthaud de Grenoble

La semaine dernière, stupéfait, j'ai appris, que la librairie Arthaud - le temple du livre au centre-ville de Grenoble - allait prochainement fermer ses portes et licencier son personnel. Sur l'ensemble de la France, le groupe Chapitre s'apprête à supprimer 12 points de vente sur 57, c'est à dire 257 emplois.
D'après la presse, la librairie Decitre - autre institution grenobloise située à quelques encablures - ferait aussi face à des difficultés économiques.

Sous le coup de l'émotion, j'ai été à deux doigts de signer une pétition en ligne demandant à l'actionnaire principal d'Arthaud de revenir sur ses décisions. Toutefois, je me suis rapidement ravisé.

Lecteur compulsif, il y a une décennie, je fréquentais ces deux librairies une à deux fois par mois.
Je n'ai plus effectué d'achat chez Arthaud depuis environ 3 ans et je n'entre plus chez Decitre qu'annuellement.
Trois raisons m'ont poussé, petit à petit, à ce changement :

- J'achète désormais mes livres essentiellement sur internet.
Le web ne ferme jamais, je peux effectuer mes emplettes quand bon me semble, surtout le soir et le week-end.
Le choix y est immense, même les titres les plus rares se trouvent aisément. En outre, le moteur de suggestion d'Amazon fournit d'excellents conseils.
Cerise sur le gâteau, le système du "neuf d'occasion" offre des rabais substantiels très en deçà du classique 5% sur le prix facial.
Et, comble du luxe, les bouquins me sont livrés à domicile.

- Depuis l'été dernier, j'ai commencé à prendre l'habitude de lire des versions électroniques.
J'ai désormais dans ma poche une bibliothèque conséquente. Fini les bagages pesants lors des voyages !
Grâce à quelques échanges et un peu de malignité, j'ai obtenu une bonne centaine de livres immatériels pour trois francs, six sous.

- J'habite et travaille dans deux banlieues de Grenoble. L'accès au centre-ville où sont situées les deux librairies-phare est de plus en plus malaisé. Se rendre place Grenette est devenu une corvée à laquelle je me soustrait autant que faire ce peut.

Au fil du temps, conjointement avec beaucoup d'autres personnes se conduisant peu ou prou comme moi, je me suis transformé en assassin de la librairie Arthaud.
Un commerce, même culturel, a besoin de clients pour vivre. Si nous devenons trop nombreux à déserter les rayonnages, l'issue tragique est malheureusement inéluctable.

A bien y penser, j'ai, au cours de ma vie adulte, contribué au déclin ou à la disparition de nombreux autres emblèmes.
Trois exemples au sein d'une liste immense de crimes économiques :

- Étudiant, j'ai eu un compte en banque puis une voiture au moment où les automates se développaient. J'ai ainsi concouru, avec ardeur, à l'élimination des guichetiers et des pompistes.

- Jeune père de famille, dès que mes moyens me l'ont permis, je me suis acheté la berline de mes rêves d'alors, une Renault R21 5 portes !
Aujourd'hui, lorsque j'en croise une, je m'interroge sur la mouche bizarre qui m'avait piqué à l'époque.
Je roule maintenant en petite citadine, je consacre à la voiture une part de mon budget plus faible qu'il y a 20 ans et ne m'intéresse plus du tout à l'actualité automobile.
Ce faisant, j'ai précipité l'agonie de Peugeot, de Renault et des équipementiers.
Roulant moins, avec un véhicule nettement plus économe, j'ai saigné au passage quelques raffineries.

- Soucieux d'économies mais parfois aussi de consommation dite responsable et de recyclage, le contenu en acier de mes achats baisse au fil des ans.
En conséquence, mes forfaits incluent quelques coups de poignards appuyés à la sidérurgie lorraine et nordiste.

Contrairement au discours ambiant, nous sommes, par nos comportements d'achat, les premiers responsables de la crise persistante débutée avec le premier choc pétrolier de 1974.
Préserver coûte que coûte les activités traditionnelles n'empêche pas leur dépérissement.
Les clients, que nous sommes tous, sont des êtres impitoyables qui, d'un simple coup de tête, peuvent mettre à terre une industrie séculaire.

Criminellement votre

Post Scriptum août 2016
Cette chronique a été rédigée au printemps 2013. Après de nombreuses vicissitudes la librairie Arthaud de Grenoble n'a pas été fermée mais reprise. À ce jour, elle continue à fonctionner.
Même si le titre de ce billet n'est plus approprié, cela ne change rien sur le fond de cette analyse ni sur l'avenir très sombre des grandes librairies de centre-ville.


Références et compléments
- Voir aussi les chroniques "l'attrait irrésistible du livre électronique", "le coût de l'écrit s'effondre !" et "l'édition s'industrialise".

- Une fois de plus, mes remerciements à Jean le détonateur.