samedi 9 novembre 2013

Descendants de sans-papiers, morts pour la France entre 1914 et 1918

La généalogie et l'histoire familiale questionnent notre présent.
Pour preuve, ces quelques trajectoires personnelles qui font écho à plusieurs thèmes d'actualité.

Vers 1830, Léopold Choppick et Madeleine Wolf rejoignent Paris.
Il a sensiblement 25 ans, elle moins de 20.
Ce sont ce que nous appelons dans notre langage technocratique actuel des migrants sans-papiers, très probablement originaires d'Europe centrale ou orientale.
Seule certitude, ils sont de confession juive.

L'immigration économique a débuté en Île de France dès le premier empire. Durant tout le XIXème siècle, l'essor économique attisé par la révolution industrielle a attiré vers la ville-lumière les laissés-pour-compte de toute l'Europe. Ainsi, en 1848, Paris comptait environ 8% d'étrangers "immigrés", une fois et demi le taux national actuel.

Léopold et Madeleine, qui se déclarent colporteur et ouvrière, sont très pauvres et vivent d'expédients. Ils logent dans l'actuel IVème arrondissement dans un quartier insalubre qui sera détruit une vingtaine d'années plus tard lors du percement de la rue de Rivoli.
En mars 1835, Madeleine est admise 10 jours à l'hôpital de l'Hôtel-Dieu pour une "fièvre intermittente".
Un an plus tard, manifestement remise, elle accouche de Fanny Caroline, son premier enfant. Six autres suivront jusqu'en 1855.

Première trace officielle de Madeleine Wolff en France : son admission en 1835 à l'Hôtel-Dieu.
Cette ouvrière de 22 ans habite alors 16 rue de la martellerie à Paris 9ème et se déclare native de Rorschwihr dans le Haut-Rhin.
Étant sans-papiers, ils jonglent avec des identités qu'ils inventent, au moins en partie.
Madeleine Wolf s'appellera un temps Marie-Anne Louis et indiquera être née en Alsace, parfois en 1813 à Rorschwihr, parfois en 1811 à Ribeauvillé.
Léopold conservera indéfectiblement son prénom mais se baptisera tantôt très gauloisement Chopy et à d'autres moment plus germaniquement Schobig, Choppick et même Chopyg. Il se déclarera natif de Buschwiller dans le Haut-Rhin.
L'état-civil alsacien, très structuré depuis le XVIIIème siècle, ne garde, entre 1780 et 1830, aucune trace de familles juives ou chrétiennes nommées Wolf, Louis ou Chopick, variations orthographiques incluses, dans ces trois villages.

Vraisemblablement, Léopold et Madeleine n'étaient pas alsaciens mais venaient de l'actuelle Allemagne alors éclatée en de multiples principautés ou de l'immense empire des Habsbourg. Des sources familiales les disent originaires de Pologne dont les frontières et les rattachements ont beaucoup varié.
Leur langue maternelle devait être être le yiddish. Par voie de conséquence, leur accent et leur phrasé pouvait aisément passer auprès d'oreilles parisiennes comme haut-rhinois. Dans leur quartier vivaient de nombreux juifs alsaciens, l'amalgame et la construction d'un état-civil factice furent certainement faciles à réaliser.

Le 27 mars 1849, alors que la IIème république connait des poussées xénophobes, Léopold et Madeleine, avec l'aide de six témoins complaisants et grâce à un juge peu curieux, se font "régulariser" et officialisent d'une traite leur état-civil alsacien, leurs cinq enfants du moment et leur mariage.
À partir de ce jour, l'existence légale de nos deux tourtereaux ne semble plus rencontrer d'obstacles. Comble même, en 1872, Madeleine Wolff fait partie des "optants", c'est à dire des alsaciens et mosellans que choisissent délibérément la nationalité française plutôt que l'allemande !

Certainement usé par la vie, Léopold décède en 1867 à 61 ans. Son épouse lui survit 27 ans. Elle rend son dernier soupir en 1895 à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. La tradition familiale rapporte qu'elle fût enterrée selon le rite juif.

La seconde génération s'établit sur la rive gauche où les enfants Choppick habitent des immeubles mitoyens rue Mouffetard et ont une vie matrimoniale assez débridée en regard des canons bourgeois de l'époque.
Les deux garçons Jacob et Alphonse cohabitent respectivement avec Agathe-Étiennette et Sophie-Charlotte Miné, deux sœurs, filles d'un "fondeur sur cuivre" né à Paris sous le règne de Napoléon Ier.
De 1867 à 1879, Agathe accouche de 5 enfants de Jacob qui ne se résout à l'épouser qu'en mars 1878 alors qu'elle est enceinte jusqu'aux yeux de sa fille Rachel, qui naîtra en avril. Son dernier fils, Louis-Belloni verra le jour en juillet suivant.
En 1869 et 1870, pour faire bonne mesure, Jacob a aussi deux enfants, dont les prénoms Léopold et Armand sont puisés dans le stock familial, avec une autre femme qui selon les actes d'état-civil, décidément sujets à caution, s'appelle tantôt Justine Bohen, tantôt Justine Boehm et même Augustine Bochin !

Le second Léopold Choppick devient, comme son père Jacob, typographe. Il épouse, en 1892, à 23 ans, une blanchisseuse Stéphanie Boudet qui n'a que 17 printemps et qui accouche 10 mois plus tard de Paul-Honoré.

La sanglante première guerre mondiale va venir prendre son terrible tribut dans la famille Choppick comme dans presque toutes les familles françaises.

Paul-Honoré est fauché le 18 août 1914, après seulement 14 jours de conflit.
Soldat au 17ème régiment d'infanterie délibérément sacrifié par l'état-major, il meurt, ironie de l'histoire, à Russ, non loin de Strasbourg, lors de la première offensive pour reconquérir l'Alsace dont ses arrière-grand-parents étaient théoriquement originaires.
Lors de la guerre suivante, son fils, né 8 mois auparavant, s'engagera dans la Résistance après la débâcle de 1940. Il sera arrêté, déporté et, fort heureusement, rentrera vivant des camps nazis de Buchenwald et d'Auschwitz, situés au cœur, autre malice du destin, du berceau de ses aïeux.

Paul-Honoré Choppick dans son uniforme du 17ème régiment d'infanterie, peu de temps avant son décès sur le champ de bataille de Russ dans le Bas-Rhin le 18 août 1914
Trois ans plus tard, en novembre 1917, Louis-Belloni Choppick, oncle de Paul-Honoré, est, à son tour, "tué à l'ennemi" à Wez dans la Marne dans les combats de Champagne autour de Reims.

Comme 1.4 millions de leurs compatriotes, Paul-Honoré et Louis-Belloni Choppick, sont "morts pour la France" entre 1914 et 1918.
Ils étaient des descendants directs de Léopold Choppick et Madeleine Wolf, immigrés sans-papiers ayant bricolé un état-civil alsacien, mes arrière-arrière-arrière-grand-parents ...

La France, l'autre pays du "melting pot" ...

Métissagiquement votre

Références et compléments
- Voir aussi la chronique "En 1848 la France révolutionnaire renvoyait les savoyards chez eux".

- Cette chronique est très modestement et très librement inspirée du morceau magistral lu par Pierre Dac à Radio-Londres le 11 mai 1944 intitulé "bagatelle pour un tombeau" où il rappelle aux collaborateurs du régime de Vichy qui mettent en doute son attachement à la France son frère "mort pour la France" en 1915.

- Voir aussi mes pages de généalogie, notamment celles sur Léopold Choppick et Madeleine Wolf ou Wolff ainsi que la synthèse sur l'histoire familiale des Choppick / Schobig / Schoppig et apparentés.

- D'immenses remerciements à toutes les personnes et sites qui, au fil du temps, m'ont aidé à collecter des informations généalogiques, notamment Nicolas Coiffait, Alain Dargencourt, Josette et Daniel Fontaine, Roland Goutay, Muriel Levy, Hugues et Nathalie Nilsson, Guy Worms.

- Un résumé de l'histoire tortueuse de la Pologne au XIXème siècle sur le site histoirepostale.net

- Les arrondissements parisiens ont été changés plusieurs fois au fur et à mesure de l’agrandissement de la ville. L'actuel IVème arrondissement était en 1835 le 9ème.